Le marché du kitesurf fait rêver : envolées spectaculaires, designs innovants, progression rapide… Mais que sait-on réellement de ce qui se passe en coulisses ? Comment naît une marque indépendante dans ce secteur de niche ? Quels sont les vrais enjeux de production, de distribution et de positionnement ? Et comment se repérer dans une industrie en perpétuelle évolution ?
Dans cet article, on explore ces questions à travers l’expérience de Philippe Martin, cofondateur de la marque Eleveight. Un acteur engagé, passionné et lucide, qui partage avec franchise sa vision du kite aujourd’hui.
Un grand merci à Pierre pour son contenu toujours pertinent et passionnant, qu’il publie régulièrement sur sa chaîne YouTube :
L’article qui suit est un résumé fidèle de l’interview qu’il a réalisée avec Philippe. La vidéo complète est disponible ci-dessous.
L’histoire d’Eleveight commence bien avant la création de la marque. Philippe Martin découvre le kitesurf très jeune, avant même ses études. Fasciné par le matériel et l’aspect technique de la discipline, il s’oriente naturellement vers une carrière dans l’industrie du kite.
Pendant près de 10 ans, il occupe divers postes clés au sein de plusieurs marques : ventes, achats, logistique, gestion fournisseurs, développement produit… Une immersion complète qui lui offre une vision précise du fonctionnement du marché et des attentes des pratiquants.
En 2017, il cofonde Eleveight aux côtés de Peter Stiewe, designer reconnu dans l’industrie, et Robert Bratz. Leur objectif : créer une marque structurée, accessible, à taille humaine, capable de rivaliser sur la qualité tout en restant proche du terrain.
"On ne décide pas du jour au lendemain de lancer une marque de kite. Il faut du vécu, des rencontres, des compétences, et surtout, de la passion."
Dans un contexte où beaucoup de marques appartiennent à des groupes financiers ou sont soutenues par des investisseurs, Eleveight revendique fièrement son indépendance totale. L’entreprise est détenue et dirigée par ses fondateurs. Aucune pression extérieure, aucune influence commerciale.
Cette autonomie leur permet :
De gérer leur rythme de production et leurs évolutions produits sans logique court-termiste
De maintenir une relation directe avec les riders et les revendeurs
De privilégier l’efficacité, la transparence et la rigueur plutôt que le marketing à outrance
"On est une boîte familiale. On avance à notre rythme, avec notre vision."
C’est aussi cette liberté qui fait d’Eleveight une marque à l’écoute, capable d’ajuster rapidement ses choix techniques et de rester connectée aux réalités du terrain.
Dès le départ, l’équipe s’est fixée une ligne de conduite : proposer des ailes de kitesurf performantes, fiables, bien construites, et à un prix juste.
Eleveight ne cherche pas à casser les prix, ni à inonder le marché avec une dizaine de modèles par an. Leur stratégie repose sur :
Des gammes claires et stables (freeride, big air, vague, foil)
Des matériaux éprouvés, sans compromis sur la durabilité
Une volonté d’éviter l’obsolescence programmée
"Dans le kite, la réputation est immédiate. Si ton matos casse ou vieillit mal, le bouche-à-oreille te rattrape vite."
Ce positionnement plaît à un public exigeant, souvent expérimenté, qui veut un matériel efficace, durable, et adapté à sa progression.
Le marché du kite est souvent surestimé par les pratiquants eux-mêmes. En réalité, même les grandes marques ne vendent que quelques milliers d’unités par an. Ce volume modeste s’explique par la nature même du kite : un sport technique, soumis aux conditions météo, et limité en accessibilité logistique.
"Comparé à l’industrie du ski ou du vélo, le kite est microscopique."
L’industrie repose sur :
4 à 5 fournisseurs mondiaux de tissus techniques (Dacron, SPI, valves…)
Une poignée d’usines spécialisées, principalement au Sri Lanka
Des commandes par série que les marques mutualisent parfois pour réduire les coûts
Cette concentration implique que le vrai levier de différenciation se situe ailleurs : dans le design, la relation client, la qualité d’assemblage, la durabilité réelle et l’innovation mesurée.
L’offre produit s’est fortement diversifiée. Là où une marque proposait trois ailes en 2010, elle en propose aujourd’hui parfois dix ou plus : big air, freeride, vague, école, light wind, foil, freestyle… À chaque usage, sa forme, sa plage de vent, son comportement.
"Ce n’est pas une complexité inutile. C’est le signe d’un sport vivant, exigeant, en constante évolution."
Toutes les marques de kite utilisent des matériaux similaires. Les fournisseurs de Dacron ou de SPI sont peu nombreux, et les technologies disponibles sont souvent mutualisées. Pourtant, les ailes n’ont pas toutes le même comportement ni la même durée de vie.
"Ce n’est pas le tissu qui fait la qualité finale, c’est ce que tu en fais."
Ce qui fait la différence :
Le design de l’aile (shape, bridage, tension)
Le cahier des charges imposé à l’usine
Le niveau de contrôle qualité en sortie de chaîne
Les choix de coutures, renforts, valves, boudins
Certaines marques investissent aussi dans des matériaux premium, mais cela reste marginal. En réalité, ce sont la rigueur du process et les retours terrain qui garantissent la performance.
Alors que le kitesurf a connu une forte croissance dans les années 2000 avant de se stabiliser, le wingfoil connaît aujourd’hui un véritable essor. Plus accessible, plus rassurant, il ouvre la navigation à des spots interdits au kite et séduit une nouvelle génération de riders.
Mais attention : la wing est moins technique à prendre en main, mais plus difficile à maîtriser en freestyle.
"95 % des pratiquants n’arriveront jamais à faire un backloop en wing. En kite, au bout d’un ou deux ans, 70 à 80 % arrivent à sauter, voire à envoyer quelques figures."
Le prix d’une aile de kite peut surprendre, mais il s’explique par plusieurs éléments :
Plus de 20 heures de travail manuel sont nécessaires pour assembler une aile
Le tissu technique, les valves et les renforts représentent un coût élevé
Il faut y ajouter les frais de transport, douanes, stockage, ainsi que les marges des distributeurs et le SAV
Et surtout, le tout s’inscrit dans un contexte de hausse générale des coûts depuis 2020 : inflation sur les matières premières, hausse du fret maritime, salaires dans les usines.
"En réalité, un kite haut de gamme aujourd’hui coûte moins cher qu’un vélo ou qu’une citadine d’entrée de gamme. Mais la perception reste biaisée car on achète rarement une aile avec la même logique qu’un véhicule."
Dans l’imaginaire collectif, le rider pro est sponsorisé à plein temps, voyage autour du monde et vit uniquement de la compétition. En réalité, la majorité des riders sont polyvalents : moniteurs, coachs, créateurs de contenu, ambassadeurs…
"Être pro aujourd’hui, c’est aussi être coach, formateur, créateur de contenu… Il faut être polyvalent."
L’interview de Philippe Martin nous offre un éclairage précieux sur le fonctionnement d’un marché aussi technique que discret. Le kitesurf n’est pas seulement un sport de glisse, c’est une industrie artisanale, stratégique, passionnée, portée par des gens de terrain.
Avec Eleveight, il démontre qu’on peut encore créer une marque indépendante, performante et durable, sans céder aux logiques commerciales dominantes.
Un grand merci à Pierre pour la qualité de son échange, et à Philippe pour sa transparence.